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DE FAUX AIRS

 1   

      
Il est vingt-trois heures et des poussières. La sonnerie du téléphone me fait sursauter. Je me précipite sur le combiné. Florence dort. Elle est revenue complètement épuisée de son séminaire, n'a même pas eu la force de manger un morceau, m'a à peine parlé.

Nous ne recevons jamais d'appels aussi tardifs. Il n'y a que les faux numéros et les mauvaises nouvelles pour s'inviter ainsi au cœur de la nuit.

― Allô ?

Pas de réponse. J'entends un souffle à l'autre bout de la ligne.

― Allô ? Allô ?

La communication est coupée. Je raccroche, contrarié. J'ai à peine le temps de me retourner que le téléphone sonne à nouveau. Je saisis le combiné, énervé.

― Bon, écoutez, vous trouvez peut-être ça drôle mais...

― Monsieur Sazillac ?

Une voix de jeune fille, incertaine. Peu de mots, mais je devine les tremblements de son corps, les battements affolés du cœur dans sa poitrine. Le téléphone génère parfois ce type de manifestation quand on a l'impression de jouer gros, quand à l'autre bout on ne sait de quoi est fait l'inconnu.

― Oui, c'est bien moi. Vous savez l'...

― Je... je... écoutez, ce n'est pas facile. Je n'ai pas le droit de faire ça... (un silence). Si on l'apprend, je pourrais perdre ma place, vous comprenez ?

― Non, justement, je ne comprends rien. Il est tard, je ne sais pas qui vous êtes, alors non, je ne comprends pas.

― Je sais que cet appel a de quoi vous déstabiliser mais je ne peux pas rester bien longtemps. Je ne sais pas pourquoi je fais ça, mais si je ne le fais pas, je ne pourrai plus me regarder dans une glace.

― Mais qu'est-ce que vous racontez, bon sang ?

― Ecoutez-moi bien, c'est très important. Dès demain, si vous le pouvez, allez à l'hôpital Sainte-Catherine. Deuxième étage, chambre 212. Je vous en supplie, monsieur Sazillac ne mentionnez jamais l'appel de ce soir, je vous l'ai dit, je risque gros, surtout par les temps qui courent. Hôpital Sainte-Catherine, deuxième étage, chambre 212.

Elle raccroche sur ces derniers mots, me laissant dans un état de perplexité absolu.




2


A peine arrivé au boulot, je me rends dans les services administratifs pour poser mon après-midi. Je connais les horaires de visite de l'hôpital Sainte-Catherine par cœur : de treize heures à 20 heures, sauf exception. Cela dépend des traitements prodigués aux patients, radiothérapies, chimio et tout le bazar à même de rendre vos proches inabordables. J'ai assez pratiqué l'endroit pour avoir accompagné ma mère dans les épisodes successifs du cancer qui a fini par l'emporter.

De treize heures à vingt heures. J'ai le temps de me ronger les sangs, de me laisser submerger par des pressentiments aux allures de certitude. Je sais ce qui m'attend, j'ai plusieurs fois envisagé la possibilité d'un tel retour. Après tout, on lit régulièrement ce genre d'histoires dans les journaux pour se douter que ça risque un jour de vous sauter au coin de la figure. On a tous un ami possédant une connaissance à qui c'est arrivé. L'histoire des clopes. Un père disparu du jour au lendemain se rappelant avoir largué ce qu'il fallait de foutre pour engendrer le ou les marmots à même de les prendre en charge sur leurs vieux jours.

J'appelle Florence à la maison, puis sur son portable. Répondeur dans les deux cas. Je lui laisse un message, une formalité. Qu'elle ne m'appelle pas au travail cet après-midi, je n'y serai pas. J'invente un prétexte bidon. Nous n'avons pas pu parler ce matin encore. Je l'ai laissée dormir, elle ne travaille pas aujourd'hui. Plus une excuse qu'une véritable raison. La communication est difficile ces temps-ci. L'érosion se fait sentir. Là encore, rien de bien original.

Depuis que je suis arrivé au boulot, je tourne en rond. Je n'arrive pas à m'atteler à une tâche en particulier sans aussitôt me rappeler la voix de la fille hier au soir, de la sincérité et de la fragilité qu'elle laissait percer. Si mon père voulait me revoir, pourquoi organiser une telle mise en scène ? N'aurait-il pas eu recours à des canaux, disons, plus officiels, s'il avait voulu renouer contact avec moi ?

Les minutes s'écoulent. A plusieurs reprises, je m'oblige à ne pas appeler l'hôpital pour avoir le cœur net sur l'identité du locataire temporaire de la chambre 212, cela ferait du tort à mon interlocutrice anonyme. Je préfère éviter, code d'honneur à la con.

A dix heures, cependant, je n'y tiens plus. Je me persuade, elle ne risquera rien. Il suffit de contourner le problème. J'appelle donc. L'air de rien, je demande le numéro de la chambre de monsieur Sazillac. J'épelle le nom. Il y a un bref silence durant lequel je suis persuadé de m'être trompé, mon père n'est pas revenu des abonnés absents. Je n'ai pas le temps de laisser mes pensées vagabonder plus loin, sur des territoires où la confusion règne en maître. La femme me rappelle à la réalité.

― Il est arrivé chez nous il y a longtemps, vous ne savez pas ?

― A vrai dire, non, je n'en ai aucune idée. Je suis de passage mais aussi bien je me suis tr...

Elle a posé la question pour la forme, pour ne pas laisser nous laisser envahir par le silence. A mesure que je lui répondais, elle devait continuer à consulter son listing.

― Ah, oui, monsieur Sazillac, oui, il est bien là. Chambre 212. Vous voulez entrer en communication ?

Je prends sur moi pour ne pas raccrocher.

― Non merci. Je... Je vais lui faire la surprise.



3


Je suis dans la voiture, sur le parking de l'hôpital Sainte-Catherine, les mains moites agrippées au volant. J'observe le bâtiment, marqué par les assauts répétés du soleil, lequel a aussi brûlé ce qui restait de la pelouse. D'ici à penser que tout ce qui entre ici est destiné à finir cramé, il n'y a qu'un pas.

Je mets du temps à me décider à ouvrir la portière, monter les marches du perron que j'ai gravies tant de fois, contourner la banque d'accueil, prendre l'ascenseur, emprunter les couloirs qui me mènent à sa chambre.

L'odeur est là. Pas celle qu'on rencontre d'ordinaire dans les hôpitaux, composée du mélange de produits d'entretiens et de désinfectants en tous genre. Ici, c'est l'odeur de la vieillesse qui prédomine, des pores suintant un peu plus la mort à chaque chimio ou chaque radiothérapie aux protocoles inefficaces.

De mon père, je ne garde en mémoire que des bribes de souvenirs auxquels se rattache un visage, toujours le même, celui figurant sur l'unique photographie conservée par ma mère, où il enfourche la statue du lion, non loin des remparts de la ville, avec moi perché sur ses épaules.

Je n'essaie pas d'analyser les remous suscités par sa réapparition. Bizarrement, à mesure que je me rapproche, je me sens calme. Je sais qu'une part de moi-même doit se sentir bouleversée. Que, d'une manière ou d'une autre, si je ne manifeste aucune inquiétude, aucune angoisse apparente, mon corps saura créer les douleurs physiques afin de pallier ce manque de manifestation émotive. Mon interrogation se porte plus sur ses intentions à mon égard, sur ce que je vais devoir assumer en son nom. Il n'est qu'un étranger pour moi.

J'occulte les questions gravitant autour de sa disparition, de son absence, de l'absence d'un père et l'impact psychologique inhérents à celles-ci. Je n'ai pas eu l'impression d'en avoir souffert outre mesure. Et très franchement, je ne pense pas être la proie du déni. Longtemps avant de mesurer l'ampleur des remous familiaux, des voies multiples qu'ils empruntent, je pensais que les pères - tous les pères - disparaissaient du jour au lendemain pour devenir le beau-père d'un ou d'autres enfants. Aussi, quand ma mère a rencontré Francis et qu'ils se sont mariés, j'ai pensé qu'il avait lui-même quitté ses gamins pour s'occuper de nous. Tout simplement.

Je croise des malades en compagnie de leur famille, des femmes en vert en train de passer la serpillière, des infirmières dont le visage évoque vaguement quelque chose mais avec leur blouse blanche, j'aurais tendance à toutes les confondre.

Des réflexes naturels me poussent à déporter mon regard vers les portes ouvertes des patients. J'évite. Ceux là sont en relative bonne santé. Ils n'ont pas les moyens de se payer la télé alors ils se contentent de guetter l'activité du couloir. Quand des cris retentiront – il y en toujours à un moment où un autre, à n'importe quel heure du jour ou de la nuit – ils descendront de leur lit afin d'assister au spectacle. Ils auront une pensée émue pour les malheureux pris de panique ou bien ils s'en féliciteront. Je sais pour en avoir été témoin, que tous les traitements du monde n'éradiquent en rien la jalousie et les rancœurs. Celles-ci ont tendance à se propager en même temps que la maladie. L'image d'une vieille dame en pleurs, les mains portées à son visage, l'image de son dos parcouru de soubresauts, traversent mon esprit. Et ces mots de ma mère : « De quoi se plaint-elle ? Elle a fini par l'avoir sa chambre simple ! »

La voilà. Chambre 212. Porte fermée. Pour ce que j'en sais, nous n'avons pas été aussi près depuis... Stop. De telles pensées n'avancent à rien.

Je frappe et j'entre, sans même attendre de réponse.

Il est là. Peut-être méconnaissable, je n'en sais rien. Il a un visage rond, rouge, parsemé de tâches brunes, des kystes à la naissance du cou. Des orbites creuses où un assemblement de veines convergent. Il n'a plus de cheveux et ses arcades, en l'absence de sourcils, me paraissent anormalement proéminentes.

Il est là. En train de se relever pour prendre appui contre la tête de lit. Je devine ce qui lui a traversé l'esprit. A ma façon de pénétrer dans sa chambre, il a cru qu'il allait avoir affaire à un membre de l'équipe médicale. C'est la question d'une seconde à peine. D'un simple pas, en ce qui me concerne. Dès qu'il m'aperçoit, son visage se décompose, victime d'une tristesse évidente, pleine et totale. Il porte la main à sa bouche, ses joues remontent sous le tumulte de ses émotions. Sa peau est si lisse qu'elle semble prête à craquer.

― Oh mon dieu, non, non, non ! hurle-t-il, maintenant en pleurs. Va-t'en, tu m'entends ? Va-t'en !

Il saisit tout ce qui lui tombe sous la main sur sa table de chevet et me balance magazines, télécommande, étui à lunettes et autres menus objets que je serais bien en peine d'identifier.

Je romps sous l'assaut, recule et m'enfuis en courant. Certains patients doivent déjà avoir rabattu leur couverture, prêts à bondir.

Les cris sont là. Il y en a toujours. Ceux-là sont pour moi, proférés par une voix inconnue.

― Va-t'en ou tu es un homme mort !



4


Une fois dehors, le souffle coupé, je tente de reprendre ma respiration mais un flot de bile remonte jusque dans ma bouche. Je m'approche des arbres, un peu plus loin devant l'entrée de l'hôpital mais je n'ai pas le temps d'y parvenir. Les mains cramponnées aux genoux, je vomis. Les larmes me montent aux yeux. Et tout en pleurant, tout en vomissant, son visage s'impose à moi, sans répit, ses mots cinglent mes tympans de leur fureur ou de leur détresse, je ne sais pas très bien.

Une main sur mon épaule. Puis la voix de la jeune fille au téléphone.

― Monsieur Sazillac...

De surprise, je me dégage de ce contact inattendu et me retourne tout en m'essuyant la bouche de ma manche. La jeune fille est là, en blouse blanche, indécise. Elle ne sait pas comment réagir. Elle ne doit pas dépasser les vingt-cinq ans et je sens une certaine tristesse dans son regard, mais une tristesse qui ne tient pas uniquement à la situation. Cette fille un peu ronde envoie, sans doute malgré elle, des signaux d'effacement. Sa posture ? Un éclat au fond de ses yeux ? Sa voix, à peine entendue, mais comme effacée, retenue ? L'impression est là, dans la fulgurance de son apparition et des pensées contradictoires qui me parcourent et d'où ne ressort, en fin de compte, que la colère.

― Vous êtes satisfaite, hein ? Ça vous a plu ? Le spectacle vous a convaincu, j'imagine ? Oh, mais j'y pense, vous n'avez pas peur de perdre votre place là ? On pourrait vous voir en ma compagnie, non ? On pourrait comprendre votre petit manège...

Elle rougit.

― Je... je ne pensais pas que ça se déroulerait ainsi. Je vous assure. Je ne me serais jamais permise de... de vous contacter si j'avais su qu'il allait réa...

― La prochaine fois, restez à votre place, cela vaudra mieux !

Je ne parviens pas à mettre dans ces mots toute la hargne que je voudrais. Je m'en vais sans me retourner et la laisse plantée là.

Le soir, au milieu du repas, Florence me fait remarquer que j'ai l'air absent mais ne m'en demande pas la raison. C'est à peine si elle écoute le murmure que je lui donne en réponse.

*

Le mois suivant, avant et après le travail, l'histoire d'une ou deux heures chaque jour, je suis assis au volant de ma voiturel devant le portail de l'hôpital Sainte-Catherine. Je l'attends. Elle. Bien sûr, ses horaires varient mais je parviens tout de même à l'apercevoir de temps à autre. Quand arrive la fin de son service, je la suis. Enfin, je suis son bus. Elle prend le 6, pour rentrer chez elle à Saint-Chamand, pas loin de la patinoire et du club de tennis. Je me fous de savoir si elle m'aperçoit ou pas. Je me fous de savoir pourquoi je fais ça, pourquoi je ressens le besoin de faire ça. Je le fais.

Aussi ne suis-je pas vraiment surpris, lorsqu'un soir, à la descente du bus, au lieu de prendre à gauche et de traverser la route comme elle le fait d'habitude, elle prend la direction inverse et s'avance vers moi. Nos regards se croisent, sans intention particulière d'un côté comme de l'autre. C'est une sorte de passage obligé, nous le savons.

Elle ouvre la portière passager, s'installe.

― Je ne peux pas rester longtemps, m'annonce-t-elle. Ma mère est malade et elle risquerait de s'inquiéter. Elle a mes horaires sur le frigo...

― Bien.

―Les gens ont tendance à croire qu'on ne voit rien, qu'on ne ressent rien, qu'on est tout juste bonnes à faire le ménage.

― Pourquoi dites-vous ça ?

― Parce que vous n'êtes pas si différent des autres. Même si vous souhaitiez sans doute que ce moment arrive, je suis sûre que vous avez cru que je n'avais pas repéré votre petit manège. J'ai l'habitude. Dites à un médecin que votre belle-sœur est infirmière à l'hôpital où il travaille et vous pouvez être sûr qu'il reconnaîtra son nom. Mais si votre belle-sœur est ASH comme moi, vous pouvez courir pour qu'il parvienne à lui coller un visage.

― Pourquoi dites-vous ça ?

― Vous êtes bloqué sur cette question ou quoi, dit-elle avec une pointe d'amusement. Je dis ça parce que je suis la personne sur cette terre qui connaît le mieux votre père.

― Et qu'est-ce que c'est censé vous apporter ? De la reconnaissance ?

― Vous n'avez pas besoin d'être si agressif, vous savez. Je vous l'ai dit. Je fais juste un constat. On ne nous voit pas mais on existe et...

― Votre cœur vibre, comme les autres, c'est ça ? Vous êtes humaine, bon sang !

Il ne lui en faut pas plus. Elle ouvre la portière et s'apprête à sortir du véhicule. Je la retiens par le bras.

― Est-ce que je serai en mesure de comprendre ?

― Si je vous raconte, c'est ça ?

― Oui.

― Je n'en sais rien. Venez me chercher demain, à la même heure. D'ici là, je m'arrangerai pour maman.

Elle sort de la voiture, referme la portière avec douceur. Elle fait quelques pas. S'arrête, baisse la tête dans ce que je devine être un soupir. Puis elle fait demi-tour, côté conducteur cette fois-ci. Je baisse la vitre.

― Il est mort ce matin, avoue-t-elle.



5


― On m'avait prévenu de ne pas m'attacher aux patients. C'est même l'une des premières choses qu'on m'ait dite quand j'ai pris mes fonctions. Ça et aussi de rester à ma place, de ne pas devenir trop zélée. C'est assez mal vu et tôt ou tard, on finit par le payer.

Nous sommes sur la place Pie, en terrasse, noyés au milieu d'étudiants et de bobos en train de lire leurs journaux après avoir fait leurs courses aux halles.

Elle a commencé à parler après avoir commandé nos boissons au serveur. J'apprécie qu'elle parle ainsi, sans ambages. Nous savons tous deux pourquoi nous sommes là. Il y a peu de chances que nous nous revoyions après.

― Tout ça c'est un bien beau discours, mais c'est difficile de ne pas s'attacher à certains malades. Et dans quelques cas, cela devient réciproque. Comme ça l'a été avec votre père. Quand vous entendez le personnel médical parler des patients, c'est toujours les mêmes choses qui reviennent, les mêmes stéréotypes. Les vieilles sont toutes soit des peaux de vache, soit des mamies gâteaux. Les vieux, eux, c'est la même chose, sauf qu'il faut rajouter la catégorie des libidineux, ceux qui vous matent le cul en plus de vous faire des allusions salaces. Les autres on n'en parle presque pas, si vous remarquez, pas dans ces termes-là en tout cas. Ni tout blanc, ni tout noir. Ils sont encore trop proche de nous, alors on s'abstient d'évoquer leur cas. Dans la réalité, les choses sont plus nuancées, même s'il y a des constantes. Les patients ont besoin de parler, mais avant ça, ils vous observent, vous jaugent, vous testent même parfois pour s'assurer de votre confiance. Et une fois le contact établi, il est difficile de revenir dessus. L'approche est souvent la même. Ils commencent par vous demander votre âge et après vous pouvez être sûr qu'on leur fait penser à leur fille, à leur petite fille, ou bien ils vous parlent de leur propre jeunesse. Et là, c'est parti. Ils parlent, parlent et parlent encore. Vous n'avez même pas besoin d'ouvrir la bouche à votre tour. Vous faites la chambre et, une fois terminé, quand vous vous dirigez vers la porte, ils vous demandent si vous reviendrez bientôt.

Je lui demande comment cela s'est passé avec mon père.

A cette question, elle sourit, les yeux dans le vague, parasités par les souvenirs.

― Oh, il a mis du temps avant de me parler vraiment. Quand je rentrais dans sa chambre, j'entendais à peine le bonjour qu'il m'adressait et c'était tout. Il restait les bras croisés contre son ventre jusqu'à ce que j'ai terminé. Dès que j'étais là, il suspendait son activité du moment et se mettait dans cette position. Quand je lui adressais la parole, il me répondait à peine. Je le prenais pour un vieux bourru. Aux autres, quand je l'évoquais, je leur disais que s'il sortait son fric comme il le faisait avec ses mots, il devait avoir emmagasiné une sacrée fortune. Cela lui a valu son surnom : Rad, pour radin. Il me reste plus que le Rad et après j'ai fini. A ta place, j'attendrai avant de faire le Rad, il est dans un mauvais jour. On en est même venus à prendre des paris sur celui qui lui arracherait plus de cinq mots dans une seule phrase. J'étais loin de me douter de...

Ses yeux se suspendent un bref instant dans le vide, emportés par l'écho de sa dernière phrase.

― Un jour, j'en ai eu assez de son immobilité, assez de son silence alors que je tournoyais autour de lui. Je prenais ça pour du dénigrement. Je pensais qu'il ne daignait pas s'adresser à une personne de ma condition. Pourtant, au lieu de le prendre de front, de l'agresser, ce qui aurait eu l'effet inverse de celui auquel j'aspirais, j'ai préféré le pousser dans ses retranchements d'une autre manière. Monsieur Sazillac, je lui ai dit, je regrette que vous n'appréciez pas ma compagnie. J'aurais vraiment aimé entendre votre voix. Le peu que j'ai surpris de la vôtre me fait dire que vous avez une voix douce, propre à raconter des histoires pour bercer les enfants avant de se coucher. Il a tourné sa tête lentement vers moi. Il m'a regardée et j'ai vu les larmes naître dans ses yeux. J'étais complètement démunie. Je ne savais pas comment réagir. Le prendre dans mes bras pour le consoler ou partir. J'ai opté pour la deuxième solution.

J'ai évité sa chambre quelques jours. Quand c'était à mon tour de la faire, je demandais à une collègue de s'en charger pour me rendre service. Puis il a bien fallu que j'y retourne. Et tout a été différent.

― Il vous a parlé, n'est-ce pas ?

― Oui. Mais pas de votre mère ni de vous. Pas tout de suite. Il a fallu nous apprivoiser. En fait, au début, nous avons beaucoup parlé de moi. Il me posait des questions, sur ma famille, mes passions, ma vie. Au début, je restais à la surface des choses, j'avais recours à des platitudes. Et puis avec le temps, j'ai fini par m'attacher à lui. J'étais même impatiente de le retrouver, de parler avec lui. C'était un peu comme un rayon de soleil dans ma journée, le seul instant que j'appréciais vraiment. Et croyez-moi, c'était précieux. Il enregistrait tout ce que je lui disais. D'une fois sur l'autre, il avait réfléchi à telle ou telle de mes confidences et me donnait des conseils sur la marche à suivre. Il m'apportait des éclairages nouveaux sur les préoccupations du moment dont je lui avais fait part. Enfin, tout ça vous n'en avez peut-être rien à faire, non ? Je sais que ce n'est pas de ça dont vous voulez que je vous parle mais...

Je fais non de la tête, pour la forme, mais elle a raison. Tout ceci ne m'intéresse qu'à peine. Ce n'est pas cette vision là de lui qui m'importe.

―... c'est primordial que vous sachiez tout ceci aussi. Malgré sa maladie, sa vraie maladie, il a toujours été quelqu'un de bon.

Sa vraie maladie ? Qu'est-ce qu'elle veut dire par là ?

Elle soupire.

― La première fois où votre père m'a parlé de vous, je le connaissais depuis quatre mois. Je venais de rentrer dans sa chambre et il paraissait particulièrement abattu. Les séances de chimio de la veille semblaient avoir eu un impact violent sur son moral. Il n'y a pas eu de signe avant-coureur. Je ne sais pas s'il avait prémédité de me parler de lui, de sa vie, de son absence de vie. Pas comme ça en tout cas, pas aussi subitement. Enfin, je dis ça, je n'en sais rien. Votre père était quelqu'un de très complexe, et en même temps, qui ne l'aurait pas été en pareille circonstance. Je passais la serpillère sous le lit, je lui racontais la dernière frasque de ma mère quand il m'a coupée. J'ai abandonné ma femme et mon fils, a-t-il lâché. Il a laissé planer un silence comme s'il avait peur de la sentence que je serais amenée à prononcer. J'ai relevé la tête et, là encore, il a fondu en larmes. Cette fois-ci, je ne suis pas partie. Je l'ai pris dans mes bras et il s'est mis à pleurer.

Ses paroles s'amoncèlent dans ma tête comme la terre caillouteuse dont on recouvre les cercueils.

— Vous... vous allez bien ? me demande-t-elle en me voyant blêmir.

— Non, sans doute que non, ça ne va pas ! Qu'est-ce que vous croyez ? C'est bien, il vous avoue qu'il nous a abandonnés, il pleure et tout va bien ? Il a enfin exprimé sa lâcheté par des mots et il a obtenu l'absolution pour ça, bravo ! Vraiment bravo !

— Monsieur Sazillac, je vais tout vous dire dès à présent afin d'éviter tout malentendu. Votre père vous a abandonné pour des raisons... valables. Il était malade, il souffrait d'une forme de schizophrénie redoutable. Avant de quitter votre domicile, en pleine nuit, il est venu vous embrasser dans votre lit. Pour lui, ça ne faisait aucun doute. Il ne vous reverrait jamais.

— Mais qu'est-ce que vous racontez comme... c'est lui qui vous a demandé de me raconter ça, hein ? Pour se donner bonne conscience avant de partir ? Et il vous a trouvé, vous, bonne poire, pour servir d'intermédiaire... allez, on arrête là, je crois que ça vaut mieux. Je ne sais pas...

Tandis que je parle, je la vois soupirer puis ouvrir son sac à mains dont elle extirpe une clé.

— C'est celle d'une boîte postale. Vous aurez toutes les explications relatives à ce que je vous raconte. Des lettres, des photos, des coupures de presse vous concernant...Rasseyez-vous, je vous en prie, je n'en ai plus pour très longtemps. Votre père était persuadé d'appartenir à une organisation mafieuse pour laquelle il remplissait des contrats. Là dessus, je ne saurais pas vous en dire plus. Il est resté très évasif à ce sujet. Peut-être ne voulait-il pas que je le rejette après qu'il m'eût avoué ses crimes, ou bien alors ses faux souvenirs remontaient à trop longtemps en arrière. Les films qu'il se construisait dans sa tête ont eu raison de lui. Il a fini par se persuader être l'objet d'un règlement de comptes. Ils en avaient après lui, voulaient le tuer. Et comme il voulait vous protéger par dessus tout, pour que vous ne soyiez pas l'objet de représailles, il est parti. Loin d'abord, à l'étranger, Cuba pour commencer, puis les Etats-Unis. Il pensait chaque jour à vous, vivait avec la douleur de votre absence. Puis il a fini par revenir ici, aux alentours de vos vingt-cinq ans. Il s'est renseigné sur vous, vous a épié...

— Attendez une minute, dis-je en la coupant. S'il était aussi malade que vous le prétendez, quelqu'un a bien dû se rendre compte de son état à un moment ou un autre, non ? Une telle pathologie doit laisser des traces j'imagine.

— Oui, vous avez raison. De ce que j'ai appris après coup, il a fait plusieurs séjours dans des hôpitaux psychiatriques... dont il a toujours réussi à sortir. Jusqu'à ce qu'on finisse par lui déceler son cancer.

Je me penche alors vers elle, cette petite pimbèche qui a cru bon venir foutre le bordel dans ma vie, me faire croire que notre existence, à mon père, ma mère et moi n'a reposé que sur une sorte de foutu malentendu circonstanciel. Ah, elle ne m'aura pas, ça non ! Qu'est-ce qu'elle croit ? Que je n'ai pas vu clair dans son jeu ? Son histoire de femme de ménage, là, du beau baratin !

Tout ceci je m'apprête à lui dire, quitte à attirer l'attention sur nous car je ne vais pas mâcher mes mots. Elle va le sentir passer cette connasse. J'ouvre la bouche pour livrer ma décharge de haine mais juste derrière elle, j'aperçois Florence qui approche, le regard sévère, le corps raidi d'hostilité. Alors, je comprends tout. C'est elle qui a tout manigancé, elle qui a décidé de me faire souffrir en tentant de raviver des blessures qui n'en sont pas. Elle qui veut me faire payer le silence, l'indifférence qui nous gangrènent depuis plusieurs mois. Elle s'installe derrière sa complice, les maxillaires en émoi.

— Tu n'aurais pas dû te donner tout ce mal, dis-je. C'est raté, Florence.

La jeune fille se retourne en voyant mon regard braqué au dessus d'elle. Puis, lentement, en décomposant ses gestes au ralenti comme on peut le faire devant une bête féroce que le moindre mouvement risquerait de provoquer, elle revient dans sa position initiale.

— Ça fait longtemps que vous avez préparé cette petite mise en scène ? Florence et... tiens, je me rends compte que je ne connais même pas votre prénom. Il serait peut-être temps de faire les présentations, vous ne trouvez pas ?

Florence prend une chaise à l'une des tables libres à côté de nous. Elle s'assoit.

— Tu as raison, dis-je en tournant la tête vers elle, nous serons mieux ainsi pour discuter.

— Mo...monsieur Sazillac ? demande la jeune fille d'une voix troublée. A qui parlez-vous ? Il n'y a que vous et moi à cette table.

             FIN





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